5.
Winter récupéra sa valise sur le tapis roulant, franchit le contrôle des douanes et récupéra les clefs de la voiture de location qui était garée devant le terminal, à l’ombre. Il ôta son veston avant de s’asseoir derrière le volant. Un peu plus tôt, le capitaine leur avait annoncé la température au sol à Málaga, qui pointait trois mille mètres plus bas comme un amas de roches grises hors de la terre brûlée. Un arc de cercle autour d’une mer immobile. Trente-deux degrés à l’ombre. La chaleur refusait de quitter l’Andalousie. Il n’y était encore jamais venu.
Une douleur lancinante lui martelait le crâne. Fatigue. Il mit le contact. Il lui sembla que son chagrin augmentait avec la température. Comme si la chaleur avait été un présage.
Winter déplia la carte de la Costa del Sol que lui avait donnée le loueur de voitures. Il n’aurait pas de mal à s’orienter jusqu’à Marbella. C’était tout droit, en suivant la E15. Cette autoroute avait la réputation d’être la plus dangereuse du monde, mais ça ne voulait rien dire, pensa-t-il en manœuvrant pour quitter la place de parking.
Il prit vers l’ouest et alluma la radio. Un Espagnol chantait une version castillane chuintante de My way. Vint ensuite un flamenco instrumental qui parut aux oreilles de Winter gai et faux à la fois. Le flamenco se transforma en une rumba mexicaine avec dix mille trompettes. L’Espagnol revint avec Green green grass of home.
L’herbe desséchée de l’autre côté du pare-brise paraissait morte, presque incolore.
Il traversa des faubourgs. Les immeubles étaient noirs sous le soleil. Le béton faisait des taches derrière le linge suspendu aux fenêtres obliques. Il vit des champs abandonnés, où quelques chiens errants se pourchassaient entre des tas de détritus. C’était l’heure de la sieste. Aucun être humain en vue. Rien que des chiens fous.
Il ralentit pour laisser passer un camion qui le doubla sans ménagement dans un virage. Le chauffeur fumait tranquillement, le coude en appui contre la vitre baissée. À côté de lui, une femme jouait avec deux petits enfants, dont l’un agita la main dans sa direction. Winter lui rendit son salut et s’essuya le visage. Il suait sang et eau. L’air conditionné – « The very best, Señor ! » – était en panne. Et le vent de la course ne suffisait pas à lui rafraîchir la tête.
Sur sa gauche il apercevait maintenant Torremolinos, « Torrie » comme l’avait dit un jour sa mère, imitant les Anglais. Une série de blocs de béton étirés entre ciel et mer. Un paradis ou un enfer, selon la personne à qui l’on posait la question, mais Winter n’avait pas l’intention d’interroger quiconque et encore moins envie de s’attarder. Il oublia aussitôt Torrie. Torrie n’était qu’un mur construit le long de la plage.
Il dut ralentir à l’abord d’une zone où les hôtels et les pensions remplissaient tout l’espace. Flatotel Apartamentos. Nueva Torre Quebrada. Hotel Costa Azul. La route longeait à présent la mer. Le Palazzio del Mediterraneo masquait le ciel, il manquait quelques lettres à l’enseigne de la façade. À Benalmádena, il vit les villages sur sa droite qui escaladaient la pente de la Sierra Blanca comme s’ils fuyaient la misère du littoral. Les maisons, peu nombreuses, étaient blanchies à la chaux. Des villages de montagne innocents, pensa Winter. Qui les protégera des architectes déments lâchés en liberté sur la Costa del Sol ?
À Caracola de Mare, il dut encore ralentir, ramper par-dessus une succession de gendarmes couchés. Un taureau haut de vingt mètres se dressait au sommet d’un tas de gravier. D’énormes complexes hôteliers avaient été construits tout autour, certains ressemblaient à de folles imitations du temple de Lhasa. La route longea soudain un petit désert en attente d’une exploitation future. Il y avait des panneaux partout. Un bouquet de palmiers ramassait la poussière sous le soleil dur. Winter vit des vautours tournoyer au-dessus d’une masse informe, peut-être un âne mort.
Il dépassa Fuengirola. Les immeubles à gauche de l’autoroute semblaient avoir été précipités en vrac du haut de la montagne. Les villas des Scandinaves poussaient sur les pentes ravineuses comme des métastases.
Arrête ton char, Winter.
Il va peut-être s’en tirer. Il est peut-être en train de commander un T & T en ce moment même.
À hauteur de La Costa, la bande de sable comprise entre la mer et la route était complètement déserte. De l’autre côté, une carcasse d’autobus gisait sans défense sur un bout de steppe.
Son mal de crâne empirait. À l’approche de Myramar, il vit surgir du gravier une formation circulaire d’hôtels à l’abandon. Ils ressemblaient à des monstres venus d’une autre planète, avec leur peau de ciment fendillée, jaune comme de l’urine.
Ça continuait. Les hôtels succédaient aux hôtels, les ombres aux ombres : California Beach Club, Club La Costa, Los Amigos. Las Farolas, qui n’était qu’un squelette. À Sitio de Calahunda, les constructions frôlaient l’autoroute. Winter s’arrêta à un feu rouge. Les Guitart Apartamentos, droit devant, ressemblaient à des monuments funéraires. Tombeaux pour ceux qui souhaitaient mourir au soleil.
À Elviria, un car freina devant un abribus placé tel un danger mortel à fleur d’autoroute. Un peu plus bas, un panneau signalait la Punta de Los Ladrónes. La Pointe des Voleurs.
Sur sa droite, les montagnes, encore sauvages, attendaient que soit éradiquée cette civilisation provisoire afin que tout retrouve une fois de plus une couleur uniforme. Celle de la montagne.
Au même moment, il aperçut le bâtiment vert et blanc de l’hôpital Costa del Sol. Encore six kilomètres jusqu’à Marbella. Il prit la sortie juste avant l’hôtel Los Monteros et rebroussa chemin, parallèlement à l’autoroute. Il laissa la voiture à côté d’un abribus et suivit l’écriteau Entrada Principal. L’herbe était verte, les massifs étaient rouges. Des pins avaient été plantés en cercle autour de l’énorme bâtiment. Il y avait aussi des cactus, des bougainvillées… Des fleurs pendaient aux balcons.
Un large escalier montait vers l’entrée, réduite à un trou noir. Winter inspira profondément, passa la main dans ses cheveux ras et pénétra dans le bâtiment.
Simon Morelius laissa Bartram devant Park Lane et traversa l’Avenue pour rejoindre Hanne Östergaard, qui sursauta lorsqu’il lui adressa la parole.
— Tu ne peux pas rester là, Hanne.
— Pourquoi ? Le quartier est barré ? Pour cause d’esclandre ?
Elle eut un petit rire triste et leva la tête, cherchant du regard les jeunes qu’on ne distinguait plus au milieu de la foule.
— Toi, dit-elle, on peut dire que tu étais au bon endroit au bon moment. Une fois de plus.
Elle posa la main sur son bras.
— Pardonne-moi, Simon.
— Tu n’as pas besoin de parler. On peut te raccompagner ?
— Non merci. J’ai ma voiture à Heden.
À nouveau le même petit rire sec.
— À moins qu’elle ait été volée, évidemment. Selon l’un de tes jeunes collègues à qui j’ai parlé quelquefois, toutes les voitures stationnées là-bas se font voler tôt ou tard.
— C’est sûrement vrai.
— Alors j’ai peut-être besoin de ton aide.
— Je peux t’accompagner, proposa Morelius. Jeter un coup d’œil.
— Tu n’es pas de service ? Tu as pourtant l’uniforme.
— Le service consiste à rendre service.
— D’accord, dit-elle. Allons-y.
Morelius fit un signe à Bartram, qui acquiesça et continua son chemin tout seul vers Götaplasten.
— Ça donne le vertige, dit Hanne Östergaard, qui marchait en regardant droit devant elle. De pourchasser son enfant à travers la ville. Il me vient même des mots que je n’ai jamais employés avant. Vertige…
Morelius ne répondit pas.
— C’est venu d’un coup, dit-elle. Je ne croyais pas que ça m’arriverait. Jamais. Ha ! Tu parles d’une naïveté.
Morelius garda le silence. Il savait qu’elle vivait seule avec sa fille, mais il n’avait pas envie de lui dire que ce ne devait pas être facile, ou une autre de ces bêtises qu’on lâche comme ça, sans réfléchir.
— Il faut croire qu’elle s’émancipe, dit Hanne Östergaard. Quand on est fille de pasteur, c’est plus violent. Apparemment.
Ils attendaient le feu vert sur Södra Vägen. Elle leva la tête vers lui.
— Tu crois que c’est ça, Simon ?
— Je ne sais pas, dit-il sans la regarder. Je ne suis pas bien placé pour répondre à ce genre de question.
Il commençait à transpirer sous sa casquette, en espérant qu’elle ne le remarquerait pas.
— Pourquoi ? Tu as peut-être un avis.
Ils avaient mis le cap sur l’immense aire de stationnement.
— Je n’ai pas d’enfants, dit-il.
— Tant mieux pour toi – à nouveau le rire sec. Non, il faut que j’arrête.
Elle s’immobilisa et jeta un regard circulaire.
— Je ne sais plus très bien où je l’ai mise. La voiture, je veux dire. Je n’y ai pas pensé sur le moment.
— Elle ressemble à quoi ?
— C’est une Volvo. Un vieux modèle. Elle a dix ou onze ans.
— Immatriculation ?
— Euh… je ne m’en souviens pas. C’est incroyable.
— Ça arrive souvent, dit Morelius.
— Surtout dans les situations de stress, c’est ça ?
— Oui.
Il y avait des Volvo partout. La question de la couleur n’avait pas beaucoup de sens dans cette grande obscurité striée de néons.
— La voilà ! dit-elle. Celle qui est à côté d’une place vide.
Ils se dirigèrent vers la voiture, qui était remarquablement sale.
— On n’aurait pas pu voir la plaque, de toute façon, observa Morelius.
— Je devrais la laver plus souvent. Ce n’est pas bien, avec la rouille et tout ça.
— Non.
— Mais là, tout de suite, ça paraît assez secondaire.
Hanne Östergaard ouvrit la portière et s’installa.
— Bon, eh bien… merci.
— Pas de quoi.
Elle regardait droit devant elle, les clés dans la main. Morelius s’était penché par la portière ouverte. Elle mit le contact.
— Et moi qui ai toujours cru qu’on avait une si bonne relation, murmura-t-elle.
Morelius ne fut pas certain d’avoir tout entendu.
Winter traversa le grand hall jusqu’au panneau d’information à côté du comptoir de l’accueil. Cuidados Intensivos. Cirugía. Traumatología. Medicina interna. Cardiología. Primera planta. Il vit un escalier sur sa gauche. Il savait que son père venait d’être transféré dans un service de médecine, autrement dit au premier étage. Ce déménagement semblait de bon augure, mais sa mère n’avait pas été très convaincante au téléphone. Cirugía. Cardiología. Ça semblait tellement… abstrait en espagnol, comme des concepts élégamment retranchés des corps, de la réalité brute du sang et des artères.
Il grimpa l’escalier et essaya de s’orienter dans le couloir. À gauche, la réanimation. À droite, la médecine interne, avec les numéros des chambres : Habitaciónes 1001-1117. Sa mère avait dit que le père se trouvait dans la chambre 1108. Il franchit les doubles portes du service. La douleur lui vrillait le crâne. Il n’avait pas parlé à son père depuis six ans. C’était de la folie. Il ne l’avait pas compris auparavant, mais maintenant il voyait bien que toute cette querelle… c’était délirant, absurde. Papa peut bien faire ce qu’il veut de son argent, pensa-t-il. Pourvu qu’il vive.
Il suivit les numéros, 1105, 06, 07, 08… La porte de la 1108 était ouverte. Un petit couloir, une chambre, une fenêtre donnant sur une cour gravillonnée. La lumière du dehors était aveuglante. Aucun bruit ne montait de la cour. Winter sentit une odeur de chlore et une autre, sans doute celle d’un produit d’entretien. Tout était brillant, récuré. Les murs étaient peints d’une nuance jaune. Le sol carrelé. Un téléviseur fixé au mur. À gauche, deux lits, dont un était vide. Dans l’autre, une silhouette reliée par des tubes à une série de flacons de verre. Sur une chaise, une femme âgée. Sa mère.
Elle ne l’avait pas entendu entrer. En tournant la tête, elle sursauta. Elle se leva très vite et vint à sa rencontre.
— Erik…
Elle fondit en larmes. Il vit des traces de larmes plus anciennes sur son visage maigre et bronzé. Lorsqu’il l’embrassa, elle lui parut dépourvue de poids, comme si elle flottait sans attache avec ses jambes frêles, ses bras frêles.
— Je suis là, dit-il en cherchant son père par-dessus l’épaule maternelle.
Bengt Winter avait les yeux fermés, la tête tournée sur le côté. Il était adossé à une pile d’oreillers. Pâle, comme si la maladie avait aspiré tout son bronzage.
— Comment ça va ? dit Winter avec un signe de tête vers le lit. Comment va papa ?
— Il dort. On lui a donné des calmants pour se reposer et rester tranquille. On lui a donné aussi autre chose. Mais je crois qu’ils vont le remettre en réanimation.
— Alors pourquoi l’ont-ils transféré ici ?
— Je ne sais pas, Erik – elle reniflait contre son épaule. Je ne sais plus rien.
— Mais c’est un infarctus ?
— Oui. Très grave, a dit le Dr Alcorta.
— Il est ici ?
— Je ne crois pas. On peut se renseigner. Mais je dois le revoir demain matin. Nous avons rendez-vous.
Elle s’était tournée vers le lit comme si elle parlait à son mari.
Winter approcha. La tête de son père faisait un creux dans l’oreiller. Ses traits aigus s’étaient comme enfoncés dans son crâne, à moitié effacés, comme lissés par une main invisible. Winter regardait son père et se voyait lui-même. C’est aussi ma vie, pensa-t-il. Il n’y a que vingt-cinq ans entre nous et ce n’est rien. Rien du tout.
Bengt Winter respirait. Un filet de salive coulait de ses lèvres, vers le cou qui luisait, sombre, sous toute la blancheur. Winter l’essuya avec la main. Le menton de son père était froid et piquant de barbe. Ses cheveux partaient dans tous les sens. Il avait des taches bleues sous les yeux, autour de la bouche. Les paupières veinées de bleu. Un bruit chuintant montait de sa poitrine. Il est en train de mourir, pensa Winter. C’est pour ça qu’ils l’ont amené ici. Ils ne peuvent plus rien faire.
Il regarda par la fenêtre, vit les palmiers et les pins de l’autre côté de la cour, sur le parking, le paysage derrière les arbres, des champs bruns vallonnés, un village blanc. Au fond, un massif montagneux dont le sommet touchait presque les rares nuages. Il laissa son regard s’attarder sur la cime. Sa mère s’était approchée.
— C’est la même montagne que nous voyons de la maison, dit-elle. La Sierra Blanca.
— Quoi ? Je n’ai pas entendu.
— Quand il regarde par la fenêtre, il voit le sommet de la Sierra. Le même qu’il voit de notre salon. Sous un autre angle, bien sûr.
— C’est peut-être bien.
— Oui… Je crois.
— Quand va-t-il se réveiller ?
— Pas avant un moment, dit-elle en baissant les yeux vers son mari.
Elle se retourna.
— Tu as faim ? Soif ?
— Je veux bien boire quelque chose.
— On peut descendre à la cafétéria, proposa-t-elle. Ils ont presque tout – elle lui jeta un regard en coin. J’ai eu le temps de faire l’inventaire.
Ils n’ont sûrement pas de gin-tonic, pensa Winter, aussitôt rattrapé par le remords. Sa mère n’avait pas bu.
— On peut y aller ? Le laisser ?
— On les prévient. Ils pourront venir nous chercher en trente secondes.
La cafétéria était vaste et lumineuse. Des assiettes de tapas étaient alignées derrière la vitre d’un comptoir surmonté de photos en couleurs proposant un choix de plats chauds. Une lourde odeur de calamars frits lui fit comprendre, pour la première fois depuis son arrivée, qu’il se trouvait dans un autre pays. Il se sentit soudain affamé. Les anneaux de calamar bouillonnaient dans l’huile d’une friteuse, derrière le comptoir. Une femme en blouse beige et jupe noire les repêchait un par un.
— Choisis une table, je vais commander ce que tu veux, dit sa mère. Il y a…
— Des calamars, dit Winter. Et des pommes de terre. Et une grande bouteille d’eau minérale, merci.
Il s’attabla près d’une fenêtre. Sa mère faisait la queue au comptoir.
Il ne l’avait pas vue depuis… trois ans. Une visite éclair en Suède, pour régler une histoire de papiers – Dieu sait quelles paperasses indispensables à leurs cachotteries avec le fisc suédois. Lotta et les filles étaient allées plusieurs fois en Espagne. Mais sa sœur avait un autre point de vue que lui sur la morale économique. Et maintenant il était assis là. Il regarda sa mère approcher, visage usé par-dessus un plateau en plastique rouge. Encore quelques mois ou quelques années et il ne l’aurait plus reconnue dans la rue. Et maintenant je suis assis là, pensa-t-il à nouveau. Rien n’a plus d’importance. On peut être aussi fortiche qu’on veut, pour finir on se retrouve quand même assis là.
— Je vais juste chercher de l’eau et des serviettes, dit-elle en posant le plateau devant lui.
L’odeur de la nourriture lui coupa aussitôt l’appétit. Sa mère revint et s’assit. Il n’avait pas encore touché au plateau. Elle commença à disposer les plats et les verres.
— Je ne t’ai même pas demandé comment s’était passé le voyage.
— Tu ne manges rien ? demanda Winter en voyant qu’elle n’avait pas pris d’assiette pour elle.
— Je te chiperai un calamar, dit-elle. J’ai déjeuné avant que tu n’arrives.
Il savait que ce n’était pas vrai. Il posa quelques anneaux de calamar et quelques quartiers de pommes de terre sur son assiette.
— Le voyage s’est bien passé ?
— Bien sûr.
— Comment va Angela ?
— Elle va bien.
— C’est fantastique de penser que vous allez avoir un… petit, dit-elle en sortant un mouchoir. J’ai pleuré quand tu m’as annoncé la nouvelle. Et papa a sorti une bouteille de champ…
La fin de sa phrase disparut dans le mouchoir. Il ne sut que répondre. Elle se moucha et leva les yeux vers lui.
— Il faudra que vous veniez… tous, quand papa sera guéri.
— Bien sûr.
— Ce sera formidable.
— Oui.
— Je te donnerai les clés tout à l’heure.
— Quelles clés ?
— De la maison. Je passe la nuit ici, mais tu peux loger chez nous. Comme ça tu vérifieras que tout est en ordre.
— J’ai réservé une chambre en ville à Marbella.
— Mais ce n’était pas la peine !
— Nueva Andalucía se trouve de l’autre côté de la ville.
— Ce n’est pas très loin.
— Tout de même. Il vaut mieux que je sois près de l’hôpital.
— Oui, peut-être. Tu fais comme tu veux. Mais demain j’espère bien qu’on pourra aller à la maison ensemble – il crut voir une lueur s’allumer dans son regard. Dire que tu ne l’as jamais vue. C’est incroyable.
Winter ne répondit pas. Ils restèrent assis en silence. Il essaya de manger, mais l’appétit n’était pas revenu.
— Je veux te dire que papa n’a jamais commenté le fait que tu… n’aies pas voulu le voir ces dernières années, dit-elle soudain.
Elle regardait par la fenêtre, semblant suivre les cabrioles du vent brûlant dans les palmiers de l’autre côté du parking. Peut-être regardait-elle le sommet blanc de la Sierra Blanca, le sommet qui reliait la vie vivante du dehors avec l’autre, celle d’ici, pensa Winter. La vie debout et la vie horizontale.
— Il n’a pas dit un mot. Les rares fois où j’ai voulu aborder le sujet, il ne m’a pas répondu.
— Je regrette.
— Ce n’est pas pour ça que je te le dis, Erik. Si tu crois le contraire, tu te trompes. Je veux juste que tu saches qu’il ne t’en a jamais voulu pour ça.
Bon Dieu, pensa Winter. Ce n’est tout de même pas à lui d’endosser la culpabilité ?
— Je regrette vraiment que les choses se soient passées ainsi, dit-il. On va essayer de corriger le tir à partir de maintenant.
— Oui.
Mais elle savait aussi bien que lui qu’il était trop tard.
Ils étaient de retour dans le service. Sa mère fumait une cigarette dans la salle des visites, aux stores blancs et aux chaises vertes et noires alignées le long des murs. Winter les compta, il y en avait treize. Sous la fenêtre, une corbeille à papiers noire. Il alluma une Corps et se sentit aussitôt calmé. La fumée du cigarillo s’insinuait entre les lames du store.
Ils retournèrent dans la chambre. Il n’y avait eu aucun changement en leur absence, sinon que le soleil s’était déplacé dehors et l’ombre à l’intérieur. Soleil et ombre, pensa Winter. Sol y sombra. C’est tout ce que je sais dire en espagnol. Ombre et soleil. Ça revient toujours à ça, mais pas ici, pas dans cette chambre. Ici il n’y a que l’ombre maintenant, au milieu de toute la blancheur. Le blanc est la couleur de la mort.
Sa mère sortit dans le couloir. Il l’entendit parler à quelqu’un. C’était une drôle de sensation d’entendre pour la première fois une voix familière s’exprimer dans une langue étrangère.
— Il ne se réveillera pas avant plusieurs heures, dit-elle en revenant.
— Comment le savent-ils ?
Elle haussa les épaules.
— Si tu veux, tu peux aller faire un tour. Dehors, je veux dire.
— Oui je vais peut-être le faire. J’ai besoin de bouger. Je suis un peu engourdi.
— C’est à cause du voyage, dit-elle.
Dans le couloir, une jeune femme pleurait au téléphone. Winter descendit l’escalier qui portait la mention Salida de Emergencia. Le grand hall était aussi calme et désert que tout à l’heure. Il avait imaginé un hall d’accueil chaotique, bourré à craquer, avec des gens désespérés qui criaient Caramba ! et qui sentaient l’ail et le… Non, mais l’élégance fraîche et silencieuse de l’Hospital Costa del Sol l’avait pourtant surpris.
La chaleur l’assaillit dès le perron. Il vit sa voiture en bas, sur le parking noir. Comme un petit pain sur la plaque d’un four, pensa-t-il. Il prit à gauche sous le soleil, vers l’autoroute et la passerelle réservée aux piétons. À l’ouest il apercevait Marbella : une tour, et un groupe d’immeubles plus petits, serrés autour de la baie. Un hurlement de moteurs enragés sous ses pieds. Quinze cents mètres plus loin, il vit un gigantesque panneau : Urbanización Bahia de Marbella. Derrière le panneau, le ciel et la mer se confondaient. Le patelin de ses parents…
Winter revint sur ses pas et se dirigea vers l’est en contournant le bâtiment de l’hôpital. Il suivait à présent le même chemin qu’il avait emprunté en voiture à l’aller. À l’entrée de l’autoroute, il se réfugia un instant à l’ombre d’un abribus. Des gens avaient gravé leurs empreintes dans le bois d’un banc, prénoms, dates. Quelqu’un aimait quelqu’un. Quelqu’un souhaitait la mort de quelqu’un. Quelqu’un avait été là !
Winter was here.
Il traversa le viaduc. L’hôtel Los Monteros, en piteux état, subissait une rénovation systématique et lente. Sorry for the trovles, lut-il sur une pancarte. Des ouvriers se passaient des briques ; une chaîne de cinq hommes qui levèrent la tête au passage du viking blond aux cheveux ras. Quelqu’un fit un commentaire et Winter entendit des rires.
Derrière l’hôtel, un quartier de villas bien entretenues descendait en pente douce vers la mer, qu’on entrevoyait à travers les feuillages. Avenida del Tennis. Winter entendit les bruits d’un match disputé derrière les murs blancs. Une voiture haut de gamme arrivait vers lui ; le conducteur lui adressa un signe de la main.
Winter fit demi-tour et prit à gauche après les passeurs de briques. Nouveau commentaire, nouveaux rires. Il passa devant le vétuste groupe électrogène de l’hôtel, et longea d’autres bâtiments d’entretien. Derrière un grand hangar il découvrit au moins vingt courts de tennis à l’abandon sous le soleil. L’herbe sèche tourbillonnait sur la terre battue toute craquelée. Les filets pendouillaient. Un tas de sièges avaient été laissés en vrac au milieu d’un court comme si un drame imprévu était soudain venu bouleverser le jeu.